La guerre de la réalité

Autrefois, les mensonges étaient embellis en empruntant à la réalité. Aujourd'hui, même cela n'est plus nécessaire. On a récemment découvert que cacher ou ignorer la vérité a un attrait caché. Des politiciens comme Trump s'en délectent même. Plus récemment, il a partagé une vidéo générée par intelligence artificielle d'Obama détenu à la Maison Blanche, les mains menottées dans le dos. Il avait déjà partagé une vidéo similaire sur Gaza, la tournant en dérision. Admettre ses erreurs ou sa culpabilité avec plaisir, voire fierté, excite ses partisans. La réalité est réduite à une catégorie inerte et sans importance. Ce qui compte, c'est la séduction, l'excitation et le pouvoir.
Dans une lettre à Fliess, Freud écrivait qu'« il n'y a aucun signe de réalité dans l'inconscient » et qu'il était donc difficile de distinguer la réalité de la fiction. Autrement dit, la réalité psychique était plus ou moins influencée par les fantasmes, et parfois même, les fantasmes la remplaçaient. En réalité, les fantasmes constituaient une sorte de défense contre la présence cruciale de la réalité.
PRODUCTION DE LA VÉRITÉPour Foucault, la vérité était conçue comme une création sociale radicalement banale et contingente, indissociable du pouvoir et des ambitions politiques historiquement situés. En ce sens, chaque société possédait sa propre politique générale de la vérité : les types de discours qu’elle considérait comme vrais, les mécanismes et les moyens de distinguer les affirmations vraies des fausses, les techniques et les procédures permettant d’y parvenir, et le statut de ceux qui étaient autorisés à la dire. Le discours scientifique était la forme légitime de la vérité. La vérité était constamment réclamée, abondamment diffusée et consommée par la politique et l’économie. Elle était souvent produite sous le contrôle d’institutions politiques et économiques majeures telles que les universités, les forces armées, etc. Par conséquent, la vérité était au cœur des débats politiques et des conflits sociaux.
Aujourd'hui, la situation a changé. La production de la réalité n'est plus sous le contrôle des universités ou des institutions gouvernementales. Les entreprises privées, dotées de financements substantiels, ont développé la recherche et le développement, accélérant la production d'informations adaptées aux besoins du marché. La réalité est désormais filtrée à travers les écrans de poche de chacun. L'avenir nous dira plus clairement dans quelle mesure l'intelligence artificielle influencera notre perception de la réalité. Mais avec le néolibéralisme, les universités ont inévitablement rejoint cette reproduction de la réalité, marquant la fin du monde universitaire tel que nous le connaissons. Le monde universitaire est devenu un club d'élite qui distribue des étiquettes plutôt que de produire du savoir.
RÉALITÉ RAREÀ l'époque de Foucault, la vérité était une denrée rare. Le profane ne pouvait inventer de faits. Un expert déterminait le vrai du faux. Aujourd'hui, chacun croit pouvoir discerner la vérité. Mais dans le monde numérique, les algorithmes ont tellement progressé qu'on peut naviguer librement sur Internet, inconscient des nombreuses restrictions et surveillances invisibles, et s'illusionner à pouvoir décider soi-même du vrai du faux.
Poursuivant l'exemple de Trump, l'incohérence des médias et des institutions qui produisent la vérité a conduit les gens à accepter comme légitime tout ce que disent les dirigeants avec lesquels ils entretiennent un lien affectif. Même confrontés à un mensonge flagrant, ils peuvent choisir de dire : « Oui, je sais, mais quand même… » Comme l'a décrit Freud, le cercle de la vérité se referme autour de chaque groupe et de son leader. Les identités au sein des groupes sont renforcées par l'exclusion des différences menaçantes et la création de nouveaux ennemis.
Alors comment protéger notre propre réalité au milieu de tout ce chaos ? Le plus triste, c'est que toutes ces guerres, tromperies et jeux autour de la réalité placent l'agressivité au rang de médiateur dans les relations sociales. Le lien entre agressivité accrue et connaissance paranoïaque de la réalité fera peut-être l'objet d'un autre article.
On ne sait pas si la vérité finira par triompher. Mais tôt ou tard, une étincelle de vérité jaillira en chacun de ceux qui s'éveilleront de l'ivresse du mensonge.
BirGün