COMMENTAIRE D'UN INVITÉ - Je ne comprends pas l'indignation suscitée par le terme « Maure » : car je suis moi-même, par définition, un Maure.

Commentaire d'un invité
Kacem El Ghazzali
L'auteur Kacem El Ghazzali écrit que la lutte contre le racisme dans ce pays a dévié de sa trajectoire initiale. Elle est depuis longtemps déconnectée de la réalité des personnes concernées.

Majdi Fathi/Nurphoto/Getty
Imaginez une pâtisserie populaire appelée « Tête d'esclave ». L'indignation serait immense. Pourtant, c'est précisément ainsi que l'on appelle dans les pays arabes cette meringue, dont le nom fait l'objet de nombreux débats : Ras al-Abd – littéralement, « Tête d'esclave ». Une recherche sur YouTube avec les mots-clés « Tête d'esclave » en arabe donne des centaines de recettes du Maroc, d'Algérie, de Tunisie et même de Syrie. Malheureusement, aucune protestation n'a été lancée, car « Abd » (esclave) reste un terme courant pour désigner les personnes noires dans nombre de ces pays. Cette réalité met en lumière une asymétrie frappante dans le débat antiraciste.
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La controverse zurichoise autour des inscriptions historiques contenant le mot « Maure » sur d'anciennes maisons de ville a donné lieu à des années de batailles juridiques et s'est finalement soldée par l'annonce de leur dissimulation. Le responsable de la lutte contre le racisme de la ville, Christof Meier, a même évité de prononcer le mot lors d'un entretien avec le journal NZZ , le qualifiant de « mot en M », par analogie avec le mot en « N ».
La ville de Zurich cherche-t-elle à nous faire croire que « Maure » est aussi péjoratif qu’« esclave » ? Que « Maure » est synonyme de « Nègre » ? Cette assimilation implicite, à travers l’interdiction de s’exprimer, soulève des questions fondamentales – non seulement sémantiques, mais aussi historiques et morales.
On fait des gens des victimes.Je ne comprends pas cette indignation. Car je suis moi-même, par définition, un Maure – un descendant de cette population d'Afrique du Nord historiquement désignée ainsi. De ce point de vue, le débat me semble biaisé à plusieurs égards.
Le Maure n'était pas une victime de l'histoire, mais un acteur assumé. À l'époque des Grecs et des Romains, l'Afrique du Nord faisait partie intégrante de la civilisation méditerranéenne. La frontière avec « l'autre » ne suivait pas la mer Méditerranée, mais se situait en Afrique subsaharienne. La Rome antique a légué au monde des empereurs, des poètes et des penseurs nord-africains.
Durant l'ère chrétienne, les érudits maures ont profondément marqué la religion. Saint Augustin d'Hippone, l'un des Pères de l'Église les plus influents de tous les temps, était originaire de l'actuelle Algérie.
Du début à la fin du Moyen Âge, les Maures furent des conquérants. Leur domination s'étendait sur toute la péninsule Ibérique et jusqu'en France, où elle ne fut stoppée qu'en 732 lors de la bataille de Tours. Les armées maures atteignirent même le sud de la Suisse actuelle.
Pas nécessairement blessantL'emploi du terme « mot en M » relève davantage d'une précaution linguistique que d'une simple assimilation ; il établit une équivalence implicite. Il suggère que le terme « Maure » est comparable, par sa toxicité et son pouvoir de nuisance, au terme « mot en N » ou au terme « esclave ». Cette équivalence, cependant, occulte des différences fondamentales.
Le terme « Maure » est historiquement ambivalent. Il peut, si on le souhaite, être utilisé et connoté de manière raciste. Cependant, il ne véhicule pas intrinsèquement cette signification. Il peut être employé de façon historique et descriptive, neutre, voire comme une auto-désignation positive. Le refus de prononcer le mot « Maure » crée ainsi la signification négative, pourtant sans ambiguïté, qu'il prétend refléter.
Le débat zurichois part du principe que le terme « Maure » est inévitablement offensant pour ceux qu’il désigne. Or, ce postulat ignore les discours propres à de nombreuses communautés nord-africaines et diasporiques.
Au Maroc, une jeune génération de nationalistes célèbre ce qu'elle appelle la « culture mauresque ». Elle confère à ce terme une connotation positive et met l'accent exclusivement sur les actes héroïques de ses ancêtres, souvent en excluant délibérément les Arabes et les autres groupes ethniques non nord-africains, y compris les Africains subsahariens, et en utilisant des termes dénigrants. Dans ce contexte, le Maure n'est plus une victime, mais un raciste et un bourreau.
Cette perspective est peu prise en compte dans le débat eurocentré de Zurich. On a l'impression qu'un discours postcolonial impose un récit victimaire à des groupes qui ne se perçoivent pas d'abord comme victimes de ce terme.
Les normes sont mélangéesLe débat est influencé par les approches de la théorie critique de la race et des études postcoloniales. Celles-ci ont ouvert des perspectives importantes, mais peuvent aussi engendrer une dynamique autoréférentielle. Un milieu professionnel (comprenant des consultants en diversité, des commissions, etc.) s'est développé, dont la mission est d'identifier les formes de discrimination.
Cela engendre un glissement problématique : moins le racisme est manifeste, plus il faut rechercher ses formes symboliques ou ambivalentes les plus intensément. Il existe une incitation structurelle – le besoin de rester pertinent – à se concentrer constamment sur l’identification de nouvelles formes de racisme. Cette nécessité de les débusquer brouille les frontières et rend plus difficile la distinction entre « chef d’esclave », « Maure » et « Nègre ».
L'antiracisme professionnel repose ici sur un argument sociolinguistique central : l'étymologie originelle du mot « Maure » est sans importance. Ce qui importe, c'est que ce terme ait acquis une connotation raciste dans l'usage allemand – en tant que terme générique à consonance étrangère, souvent employé comme synonyme de « Nègre ». Le pouvoir d'interprétation, selon cet argument, appartient exclusivement aux personnes concernées dans ce contexte (par exemple, les Afro-Allemands), et ce sont elles qui rejettent ce terme.
Mais ce raisonnement même, qui se prétend sensible au contexte, révèle son propre provincialisme. Il isole le monde germanophone et en fait le centre du monde postcolonial. Si cette approche était cohérente, elle devrait également remettre en question des termes comme « Arabe », « Turc » ou le terme désuet de « Mahomet ». Ces termes, eux aussi, étaient souvent utilisés de manière excessive et raciste dans le discours colonial, et pourtant personne n'aurait songé à les rebaptiser « mot en A » ou « mot en T » ni à en interdire l'usage.
Fierté historiqueL’appropriation positive du terme « Maure » en Afrique du Nord ne relève pas d’une « réappropriation » au sens occidental du terme, c’est-à-dire d’une réappropriation consciente d’un terme reconnu comme raciste, analogue à l’insulte raciale « nègre ». Au contraire : nombre de Marocains qui se disent « Maures » aujourd’hui le font par pure fierté historique et souhaitent explicitement être désignés comme tels. Ils ignorent souvent tout du débat spécifiquement allemand qui qualifie ce terme de raciste. Ce fait même révèle le provincialisme du discours zurichois, qui présuppose une validité universelle à sa classification locale.
Tandis que Zurich débat du terme « Maure », le Caire parle de « tête d'esclave », et la Libye se livre à la traite des êtres humains. Cette asymétrie de perception n'est pas le fruit du hasard, mais plutôt le résultat d'un antiracisme paradoxalement profondément eurocentré. Ce dernier repose souvent sur l'idée que le racisme serait une pathologie spécifiquement occidentale, un produit du colonialisme et des Lumières. Or, cette vision ignore le fait que le racisme est un phénomène universel. Ibn Khaldoun, l'un des plus importants historiens nord-africains du XIVe siècle, écrivait sans ambages : « C'est pourquoi, en règle générale, les peuples noirs sont soumis à l'esclavage, car ils ont peu de choses humaines et possèdent des caractéristiques assez semblables à celles des animaux muets. » L'assimilation de « noir » à « esclave » (Abd) en arabe remonte à plusieurs siècles, et la traite des esclaves arabes a historiquement atteint des proportions considérables.
Les approches postcoloniales tendent à ignorer ces réalités. La crainte de paraître culturellement arrogant ou « orientaliste » lorsqu'on critique le racisme non occidental conduit à une application sélective des normes morales. Le terme « Maure » est vivement critiqué car il s'inscrit dans un récit (occidental) de culpabilité, tandis qu'on a tendance à passer sous silence l'expression « tête d'esclave » ou l'esclavage lui-même dans d'autres régions. On hésite à critiquer le racisme dans d'autres cultures par peur d'être soi-même qualifié de raciste ; on préfère donc scruter son propre langage à la recherche de racisme.
Kacem El Ghazzali est un érudit et publiciste islamique maroco-suisse.
Christian Schuhmacher
Très bon article. Je rejette systématiquement l'interdiction d'utiliser le mot « Mohrenkopf » (guimauve enrobée de chocolat) car les Maures sont un peuple fier et ce dessert a des connotations extrêmement positives pour beaucoup. Il en va de même, soit dit en passant, pour « Hamburger », « Amerikaner » et « Wiener Würstchen » (saucisse de Vienne). L'une de mes premières expériences de peur des étrangers remonte à 1980 à Esauroira (Maroc), lorsque j'ai pris ma famille d'accueil pour des Arabes. Ils étaient en réalité Maures et très fiers de l'être. On ne prendrait pas un Bavarois pour un Prussien, et il vaut mieux appeler un Romain (quelqu'un qui vit à Rome) un Romain plutôt qu'un Italien (ils peuvent se vexer).
La citation ci-dessous s'applique directement au débat sur l'égalité et le genre et à ses représentants professionnels ; il suffit d'adapter les termes. « Ces débats ont ouvert des perspectives importantes, mais peuvent aussi engendrer une dynamique autoréférentielle. Un milieu professionnel (comprenant des chargés de mission égalité et genre, etc.) s'est constitué, dont la tâche consiste à identifier les formes de discrimination. Cela conduit à un glissement problématique : moins la discrimination (envers les femmes ou les personnes LGBT) est clairement visible, plus il faut rechercher intensément des formes symboliques ou ambivalentes. Il existe une incitation structurelle – la nécessité de préserver sa propre pertinence – à se concentrer constamment sur l'identification de nouvelles formes de discrimination. »
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