«Un bel objet en soi» : comment la Peugeot 504 est devenue une pièce de musée

RÉCIT - De voiture populaire à objet d’exposition, la Peugeot 504 incarne la mémoire collective de grands trajets estivaux et inspire aujourd’hui les artistes. En juin, des «soirées 504» sont organisées au Grand Palais.
C’est l’histoire d’une voiture qui n’était pas destinée aux musées. Dans les années 1970, alors que les véhicules allemands ou scandinaves se distinguaient par leur chic ou leur sophistication, la France lâche un ovni sur le marché automobile : la Peugeot 504. Ce modèle sera «l’anti-paillettes» par excellence. Une vraie voiture des classes moyennes, puis du peuple tout entier, qui assume sa vocation : transporter du monde, beaucoup de monde, avec leurs valises, leurs glacières, leurs vélos et leurs désirs de vacances.
Lancée en 1971, la 504 break détonne en particulier avec un design signé Pininfarina (entreprise italienne de stylisme spécialisée en carrosserie automobile), avec une grande calandre, aux côtés de deux phares trapézoïdaux qui rappellent – paraît-il – le regard de l’actrice franco-italienne Sophia Loren. Mais pour le reste, l’élégance laisse place à la praticité avec un hayon massif, à tel point que l’on pourrait y pratiquer l’haltérophilie, ironisait le journaliste Jean-Michel Normand en 2020 dans Le Monde.
À l’intérieur, on ne fait pas non plus de la mécanique de précision. Essieu arrière rigide qui vous secoue comme un prunier, moteur qui privilégient le souffle à la vitesse, tableau de bord minimaliste qui ferait pleurer un pilote de Formule 1. Mais miracle : sept places ! Deux strapontins à l’arrière pour les gamins qui se battront pour savoir qui aura le droit à la banquette, plus confortable.
C’est une voiture faite pour accompagner les enfants au sport le mercredi, et surtout celle, l’été venu, des grands départs en vacances. C’est là que tout se joue. Dans cette caverne roulante naissent les plus beaux souvenirs familiaux. Les enfants empilés comme des sardines, la galerie de toit qui grince sous le poids des bagages, les «Maman, j’ai envie de faire pipi», et les refrains mythiques de l’autoradio qui rythment les kilomètres.
C’est le groupe de rap 113 qui a mis des mots dessus en premier. Avec Rim’K, dans leur morceau devenu emblématique, « Tonton du Bled », le trio du Val-de-Marne met en scène la 504 break comme la voiture du retour au pays, celle des grandes transhumances estivales vers l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie. Le clip, sorti en 1999, montre la 504 break surchargée, traversant la France, l’Espagne, puis embarquant sur le ferry vers l’Afrique du nord. Avec ce clip, la 504 break devient le symbole d’un mode de vie, d’une identité et d’un imaginaire collectif.
113 et Rim’K l’ont confirmé : ce modèle transcendait sa simple fonction automobile pour devenir un véritable symbole social et culturel. Du moins, pour toute une génération, cette voiture demeure bien plus qu’un souvenir - c’est une madeleine de Proust sur roues.
Madeleine que l’artiste et metteur en scène Mohamed El Khatib a choisi en 2023, pour incarner la mémoire collective des grandes migrations estivales. Dans sa performance intitulée « 504 », El Khatib réunissait alors habitants de Marseille et voitures mythiques sur le parvis du Fort Saint-Jean, face à la Méditerranée, pour rejouer le mythe du « retour à Ithaque », ce voyage fondateur de la culture méditerranéenne. À travers des films, des récits théâtralisés et des concerts, il transforma la 504 break en une véritable cathédrale roulante, dépositaire des souvenirs, des espoirs et des récits de milliers de familles maghrébines ayant traversé la France et l’Espagne pour rejoindre le Maghreb chaque été.
L’artiste explique que ces voitures, la Renault 12 et la 504 en particulier, constituent un patrimoine immatériel de la Méditerranée, longtemps ignoré des institutions culturelles. « Le retour d’Ulysse , le retour au bled...raconte la même chose à savoir, comment on arrive à rentrer au pays ?, explique Mohamed El Khatib au Figaro, les gens préfèrent passer par la mythologie pour ne pas se coltiner le réel. Au contraire, je voulais raconter des micros vies héroïques. Rendre hommage à mes parents, à une génération sacrifiée, pour qui les bagnoles, permettaient d’accéder à de moments de liberté».
Et désormais, c’est au Grand Palais que cela se joue, avec l’exposition «Le Grand Palais de ma mère» et plusieurs «soirées 504» au mois de juin, (les dernières auront lieu le 27 et le 28 et il reste des places !) où sont invités des habitantes et habitants de Bobigny, Évry et Marseille à venir partager leurs souvenirs. En déplaçant ces automobiles dans l’espace muséal, Mohamed El Khatib ne cherche pas à «en faire un objet d’art légitime», mais plutôt à «légitimer des histoires et les faire rentrer au patrimoine industriel et esthétique».
Et les émotions ou les expériences vécues, aident toujours à transformer une chose en objet artistique. Mohamed El Khatib le mesure d’ailleurs au quotidien. «Dès que je sors cinq minutes avec la voiture, cinq ou six personnes viennent me raconter leur histoire. L’autre jour, un Argentin m’a suivi - son père avait eu la même», raconte-t-il. Mais n’oublions surtout pas une «considération esthétique» oubliée : «quand on regarde la façon dont les véhicules d’aujourd’hui sont homogènes, avec une chromie très triste, on redécouvre d’un coup que la voiture peut être un bel objet en soi», explique le metteur en scène.
Mohamed El Khatib n’a donc pas créé un objet d’art. Peut-être a-t-il contribué à iconiser une voiture, avec un œuvre qui raconte comment la voiture sait faire lien. Lui, a été particulièrement surpris de voir autant les familles maghrébines que celles de la nationale 7 : venir au musée. Une voiture qui unit des expériences singulières dans un même élan nostalgique, mais qui raconte aussi une histoire commune : «celle de la France avec les pays colonisés outre Méditerranée», conclut-il.
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